Me Ueshiba

Colloque : La pensée de Me Ueshiba
Thème organisateur : l’éducation
Université de Lille III
Vendredi 6 mai 2011

La respiration , fondement de  l’Aïkido. Une voie d’accès à la pensée de Me Ueshiba transmise par Itsuo Tsuda .

La « voie » du Maître et sa transmission. L’Aïkido de Me Ueshiba fut avant tout pour Itsuo Tsuda une expérience, et même dit-il une révélation qui le conduisit à rechercher des chemins pour communiquer l’incommunicable. « Depuis le jour où j’ai eu la révélation du Ki, du soufle, le désir, n’a cessé de grandir en moi d’exprimer l’inexprimable, de communiquer l’incommunicable. L’aïkido fait partie de mes recherches sur le Ki »[1]

Itsuo Tsuda s’est initié à l’aïkido très tard[2], à l’âge dit-il ou beaucoup cessent la pratique. Il découvre peu à peu qu’entre le maître et ses disciples il y a une distance énorme qu’il met des années à s’expliquer, mais qui vont remettre en question toute son idée de l’enseignement. Il découvre que l’aïkido de Maître Ueshiba n’est pas une doctrine immuable avec des formes (techniques) qu’il s’agit d’acquérir progressivement. Son aïkido semble tout autre «  J’ai compris que l’Amour dont il parlait, n’était pas au niveau d’affection personnelle, car à son contact, j’ai été absorbé dans une dimension incommensurable à l’échelle humaine… Je sentais un dépouillement complet dans sa pratique, son comportement et sa technique. c’était …»[3]Sile pouvoir extraordinaire du Maître a fasciné la plupart de ses élèves, peu ont développé «l’aïkido de conciliation, de communion avec l’univers ». La fascination a le plus souvent engendré une aspiration à devenir de plus en plus forts en « consolidant » les points faibles. Pourtant cette quête incessante et méthodique de renforcement pour augmenter l’efficacité ne ressemble pas à l’image que donnait Maître Ueshiba qui ne faisait jamais d’exercices d’échauffement, mais récitait simplement des prières, et semblait à la fin de sa vie, avoir retrouvé des bras de bébé. Dans ce contexte d’un décalage profond entre une approche « ordinaire » de l’aïkido et la vision du Maître,  la question de la transmission, et plus spécifiquement de la transmission à des occidentaux est pour Itsuo Tsuda fondamentale.

« J’écris, non pas pour faire un manuel aux pratiquants d’aïkido, mais pour situer le problème dans le contexte général de la pensée occidentale. Peu importe si l’on s’intéresse à la pratique de cet art ou non, le cas « aïkido » mérite une mention, ne fût-ce que pour la vision nouvelle qu’il nous apporte dans nos idées »[4]

Comment accéder au monde unifié de Me Ueshiba, là où pensée et action, intérieur-extérieur, corps-esprit ne sont pas séparés, un monde de non-adversaire et de non-résistance. Comment conduire à l’éveil d’un être global dans une société dualiste qui privilégie le registre du volontaire, et inhibe la dimension spontanée de l’individu, seule capable de faire surgir la résonance de l’origine.

La position de Itsuo Tsuda au regard des fonctions éducatives de l’aïkido est très particulière, et sans doute plus proche de celle de Maître Ueshiba, bien qu’adaptée à ce qui peut être transmissible dans notre société[5]. Pour I. Tsuda, la pratique n’est pas proposée comme une éducation, dont le concept relève d’une approche volontaire incompatible avec la respiration, mais comme une voie de dépouillement propre à (r)éveiller et à  purifier une « force éducatrice » en chacun de nous, le maître intérieur dit-il. L’individu pratiquant est  sans cesse renvoyé a son intériorité s’il veut comprendre et sentir quelque chose. Tout son « enseignement » va être guidé par cette exigence :

Les principes qui en découlent ont la simplicité de cette exigence : pas de maître mais une recherche commune guidée par celui qui a une respiration « plus profonde que les autres », dont « le niveau n’est pas difficile à égaler » dit-il ; Pas de grade mais l’esprit du débutant ; pas d’affiliation à un groupe constitué mais un groupe qui se constitue dans la pratique ; pas de recherche d’efficacité mais un état d’esprit, « le coeur de ciel pur » ;  la respiration et la visualisation faisant surgir la technique juste.

Le maître intérieur :

Itsuo Tsuda n’a pas cherché à « enseigner » l’aïkido, « le côté spirituel de cet art sublime »[6] ne relève pas du registre de l’éducation. Il s’agit pour lui d’une recherche personnelle intérieure qui mobilise chacun selon ses propres ressources et ses propres aspirations. Il évoquera également  « la voie du dépouillement », parce qu’il ne s’agit pas « d’acquérir » quelque chose mais au contraire de se défaire de toute intention pour laisser la spontanéité créer naturellement la mesure de ce que l’on est capable de vivre .

« Moi je fais cela tout seul, je n’enseigne pas je fais tout seul…Voilà c’est la pratique solitaire. C’est une recherche personnelle, qui ne regarde personne. Petit à petit, ma respiration s’approfondit, je crois arriver à sortir de moi-même. Moi qui suis enfermé dans ce petit cadre, à l’intérieur de ce clivage, qu’on appelle la peau. Sortir de la peau et me promener partout ; c’est une sensation extrêmement agréable…Je le fais tout seul, mais quand je me retourne, il y a des gens qui arrivent de bonne heure pour faire la même chose. Je ne peux pas dire « non ! ca ne vous regarde pas, rentrez chez vous ». Ils sont libres de venir faire ce que je fais. Voilà…et le résultat c’est qu’effectivement, cela provoque une évolution intérieure, qui est très graduelle, très lente, mais subtile. Alors au bout de quelque temps, ils changent, dans leurs mouvements, dans leur comportement, dans leur sensibilité. Alors moi je ne dis pas : »assouplissez-vous ». Ça c’est le mot effrayant. Si je dis cela tout le monde va se bloquer. Avec des tonnes d’assouplissements ils deviennent plus raides. Alors en principe, je le fais tout seul… »[7]

« La révélation du Ki » conduisit Itsuo Tsuda à vouloir transmettre l’aïkido qu’il avait reçu de Maître Ueshiba, comme pratique pouvant permettre à des occidentaux d’accéder à une autre dimension de leur être, et d’abord de leur être en société. Cette recherche exigea de lui un véritable travail d’attention et d’approfondissement pour confronter la dimension universelle de l’aïkido proposée par Me Ueshiba à la réalité d’une société en particulier. En 1955 il écrivait à André Nocquet

« Je ne crois pas qu’aucune philosophie européenne soit capable d’expliquer aujourd’hui ces principes de paix ».

Et plus tard[8], lors de conférences sur les ondes de France-Culture, il tentera à nouveau de mettre des mots pour dire « l’essentiel » de ce qu’il avait compris.  

 « Quel a été l’essentiel de son enseignement ? C’est l’amour. En Occident, le mot amour indique tantôt une disposition extrêmement abstraite, un rapport spirituel entre soi et quelque chose d’extérieur à soi, tantôt un acte concret sexuel, en passant toutefois par un niveau sentimental d’affection. L’amour dont parlait Ueshiba n’entre pas dans ces catégories. Il ne s’agit pas d’un amour uniquement spirituel, détaché de tout support physique, ni d’un amour tout concret , d’amour sexuel. L’amour, c’est la respiration, le souffle, invisible et insaisissable avec nos cinq sens, mais efficace. C’est le moteur qui suscite le mouvement dans lequel les individus se trouvent fusionnés. Ce n’est plus les individus qui, chacun, rigides et immobiles, regardent le monde extérieur. Il n’y a pas d’opposition entre moi et le monde, entre maître Ueshiba et l’univers. L’Aïkido, c’est un art martial dans lequel il n’y a pas d’adversaires. Dans sa conception de l’amour, il n’y a pas de séparation entre l’âme et le corps. L’amour, c’est tout un, avec la respiration, l’action, la fusion, l’intuition ».

 Itsuo Tsuda connaissait bien l’occident, et spécialement la France[9]. Il s’est beaucoup interrogé sur la voie à suivre pour donner « l’envie » d’entreprendre une pratique si exigeante sur le plan de la transformation personnelle sans pour autant offrir des ingrédients séducteurs comme les diplômes, les grades ou autres récompenses.

La seule éducation à laquelle accepte de se référer Tsuda est « l’éducation du subconscient » et il le fait pour expliquer les différences entre l’apprentissage des arts japonais, par exemple des arts martiaux, pratiqués en Europe « qui ressemble plutôt à la formation des fonctionnaires qu’au dressage des élèves-esclaves pratiqué au Japon ». Pour lui,l’attitude extrême des maîtres japonais cache une intention profonde. « Si l’action est considérée en Occident comme la projection sur le plan de la réalité d’une opération intellectuelle, l’action pour les maîtres japonais que j’ai cités[10], est la vie elle-même. Toute action entreprise sans le ki, le désir intense qui nous prédispose, est ratée. Ce qui importe, c’est la prédisposition et non la connaissance … L’éducation des maîtres japonais vise, en somme, à la préparation du terrain capable d’absorber l’enseignement et non à l’accumulation des connaissances »[11]c’est ce qu’il appelle l’éducation du subconscient. Tsuda, avec la dimension universaliste qu’il a su puiser chez ses maîtres orientaux et occidentaux[12] va chercher une voie d’accès pour une approche globale de l’éducation qui tienne compte de la dimension incontournable du ki, et il va le faire avec des choses apparemment très simples.

« Ce que je fais au fond, ce sont des choses extrêmement simples »

Lorsque nous avons tenté de recueillir auprès des pratiquants, ce qui les avait motivé à commencer l’aïkido, les témoignages font échos aux questions que s’est posées Tsuda :

« Une des choses qui m’a marquée quand j’ai commencé à pratiquer l’aïkido avec Monsieur Tsuda, c’est une de ses remarques à propos du temps « d’apprentissage ». Il disait qu’on pouvait éventuellement commencer à entrevoir ce qu’était l’aïkido après plus de vingt ans de pratique… à mon grand étonnement, au lieu que cela me décourage, j’en ai ressenti un grand soulagement, et je me souviens d’une sensation d’immensité s’ouvrant devant moi… le temps n’était plus compté pour l’acquisition de savoirs à faire fructifier, il devenait l’ouverture vers de nouvelles perspectives infinies. »[13]

Un autre s’interroge sur ce qui l’a fait rester dans ce dojo  « Peut-être parce qu’une fois monté sur les tatamis, la première chose que j’ai entendu de M. Tsuda fut « L’aïkido ne sert à rien ». C’était tout le contraire de ce que je savais et de ce qu’on m’avait dit des arts martiaux »[14]

L’état d’esprit dans lequel on arrive est, pour Itsuo Tsuda, le premier élément fondamental car il peut influencer durablement l’attitude dans la pratique. Pratiquer « sans aucun but », pour le plaisir de pratiquer requiert une simplicité et un abandon incompatibles avec des objectifs d’efficacité ou de pouvoir. Tant que l’esprit reste  polarisé par le désir d’acquérir des choses il n’est pas libre et n’a pas accès à la spontanéité naturelle de son être vivant. Le spontanée est extrêmement difficile à préserver ou à retrouver chez les adultes – du moins dans nos sociétés très volontaristes – chez les enfants il n’y a pas de séparation marquée entre la pensée et l’action, mais les adultes réfléchissent plus qu’ils ne sentent avant d’agir et « la réflexion n’est pas le KI[15]. »  Il faut souvent un événement majeur, peur, choc, accident, pour que des ressources insoupçonnées surgissent de l’individu et le conduise à faire des choses qu’il serait incapable de faire à l’état normal. Ces ressources qui jaillissent de l’inconscient, c’est le KI nous dit Tsuda.

«  On ne peut dégager une telle puissance qu’à mesure qu’on purifie sa pensée et que tout son être, même au niveau le plus inconscient, soit consentant à l’acte ».[16]

Un apprentissage structuré rassure les pratiquants mais ne les met pas en situation de devoir chercher par eux-mêmes, de devoir aller jusqu’à une vraie motivation qui ne soit pas de l’ordre de l’acquisition mais du registre de l’être. Pratiquer pour le plaisir de se sentir vivre, de se sentir libre relève du monde de la sensation et parle à notre être premier, à l’être qui ressent le plaisir normal d’être en vie. C’est ce niveau de plaisir intérieur, plus qu’une volonté déterminée qui va peu à peu s’imposer au pratiquant et le maintenir dans la pratique malgré les difficultés de toutes sortes.

Visualiser et faire « comme si c’était possible » : La visualisation est un des aspects du KI. Tsuda se réfère à la joie dans l’écoulement du KI en évoquant les sensationsextrêmement concrètes qu’il percevait auprès de Me Ueshiba. « Il était libre et naturel comme les vents ».  Pratiquer l’Aïkido dans l’esprit de Maître Ueshiba, c’est créer un monde – la voie de la paix ou le paradis sur terre – pour Tsuda « c’est faire comme si c’était possible », et la respiration, pas seulement à son niveau biochimique, mais la respiration, vitalité, action, amour, communion, mouvement est le véhicule tangible et incarné de cette transformation.

La visualisation est un des aspects du ki, c’est un acte virtuel qui relie la pensée et l’action et donne une direction au KI, le poignet trace alors des cercles qui projettent le partenaire sans aucun effort. Lorsque l’apprentissage met en place des réflexes,  il barre l’accès à l’activité subconsciente et la dimension spontanée, seule capable de concentrer tout l’être dans son acte se trouve inhibée. Tsuda nous disait qu’il fallait commencer à construire la maison par le toit. Je me suis longtemps interrogée sur le sens qu’il donnait à cette visualisation. Il me semble qu’il s’agissait de nous mettre directement dans une dimension globale de la pratique pour ne pas nous disperser ou nous rassurer par un apprentissage de techniques à bien faire. Commencer à construire la maison par le toit, c’est d’abord ressentir, avoir la sensation de KA, MI, la suite du mouvement découlant et s’adaptant  à la circulation du KI.

Itsuo Tsuda aborde d’emblée l’intérieur. Il n’insiste pas sur l’acquisition des techniques, il livre « le secret », l’approfondissement de la respiration. Ce qui fait la différence de sensation entre la force et le Ki nous dit-il c’est la respiration abdominale. Mais voilà, pour que la respiration puisse passer d’abord vers le ventre à travers la barrière du diaphragme, et puis du ventre au bras « et se diriger vers le bout des doigts vers le cercle imaginaire, il faut que le corps soit bien décontracté, surtout à l’épaule… Cette décontraction des épaules est à la fois physique et psychique. Elle n’est pas exclusive à la pratique de l’aïkido ».

Monsieur Tsuda corrigeait très peu les pratiquants durant les séances, il les laissait chercher pour qu’ils développent leur attention et trouve dans la sensation de la respiration plus que dans l’imitation d’un modèle. S’il proposait certaines visualisations, comme de ramasser un coquillage ou de peindre une cascade ce n’était pas pour activer l’imagination mais pour retrouver le naturel et la spontanéité de l’enfant.  Itsuo Tsuda résumait le « but » modeste de son aïkido en apprendre à s’asseoir et à se lever, à avancer et à reculer. Il disait aussi que c’est un art de redevenir des enfants sans être pour autant puéril.

Le KI et la respiration :

« La respiration, d’après mon expérience, est le fondement même de l’aïkido. Par respiration, je ne parle pas d’une simple opération biochimique. La respiration c’est à la fois vitalité, action, amour, communion, mouvement. La respiration c’est l’alternance de KA, inspiration et de MI, expiration. KA MI c’est Dieu. Dieu c’est la respiration suprême. C’est une révélation que m’a donnée Me Ueshiba de concevoir Dieu de cette façon, de pouvoir « réaliser Dieu » par la respiration. »

L’aïkido est littéralement « la voie de coordination du ki »[17], mais cette notion est très difficile à utiliser chez des occidentaux qui n’ont pas de mots pour exprimer ce ressenti direct, immédiat et concret qui se dégage notamment d’une situation d’interaction. Le Ki ne pouvant se réduire à une définition, se prête à toutes sortes d’interprétations, un peu énergétiques, un peu orientalistes, et plus ou moins ésotériques. Le manque d’expérience de cette réalité, ou plus justement son absence de véritable résonance culturelle dans nos sociétés, rend complexe « l’apprentissage » de l’aïkido. Les « techniques » peuvent facilement devenir des enchaînements bien appris et maîtrisés avec le temps dont on attend qu’ils deviennent des « réflexes » d’auto-défense efficaces, voire des instruments de pouvoir.

 Si en l’absence de sensations concrètes, la notion de Ki peut donner lieu à toutes sortes d’élaborations mentales, en revanche la respiration comme support de sa transmission nous relie à la dimension réelle de notre être et de son état. La respiration est d’abord un acte physique ayant des conséquences biochimiques à l’échelle du corps entier. Si la barrière du plexus solaire n’est pas libre et souple la respiration reste courte et les épaules coincées. Le haut et le bas du corps semble fonctionner séparément. Lorsque le poignet est saisi, inconsciemment les épaules remontent se contractent et l’attention se focalise sur le poignet. Dans la pratique de l’aïkido, le développement de la respiration abdominale est une nécessité technique sans laquelle la visualisation devient impossible. Lorsque l’attention reste polarisée sur la saisie la visualisation du cercle n’est plus possible et le geste technique se fait en force. Approfondir la respiration c’est unifier le corps et lui permettre de trouver son centre. Mais là encore nos sociétés nous confrontent à la réalité d’un corps pensé plutôt que vécu, un corps dont on attend des performances. La conséquence, c’est une conscience du corps difficile – difficulté simplement à avancer le pieds gauche, à trouver la main droite, à avancer droit, à se retourner centré, etc.- et d’autant plus difficile que l’hyper-cérébralisation contribue à rigidifier notamment le bas du corps, les hanches et le koshi.

Pour Tsuda la technique apparaît comme un moyen pour approfondir la respiration, et cela de plusieurs manières :

La fusion et la coordination de la respiration : Maître Ueshiba  répétait souvent, « l’aïkido, c’est l’art de s’unir et de se séparer »

« Cette alternance d’union et de séparation, je l’ai obtenue par l’inspiration et l’expiration. Il y a d’abord l’inspiration du défenseur[18] qui déclenche l’action. Je lève ma main en inspirant et l’assaillant suit immédiatement mon geste en levant sa main. Il y a synchronisation de l’inspiration de part et autre, en même temps que coordination des gestes. Cette interaction réciproque est, je crois, une des caractéristiques de l’aïkido… Au début l’interaction n’est pas évidente. On ne fait qu’exécuter un certain nombre de gestes appris. Je finis par remarquer qu’il y a coordination des gestes… Pour qu’une telle chose soit possible, il faut  qu’il y ait une force contraignante qui oblige l’autre à agir…J’ai trouvé dans l’inspiration cette force qui précède même l’acte. Une fois que la fusion est faîte et que l’acte est engagé, on passe à l’expiration qui permet l’écoulement du ki. On voit alors la projection comme une forme visible de la technique. »[19]

A mesure que l’art de s’unir et de se séparer devient naturel, la notion d’adversaire disparaît en même temps que la fusion dans Un devient sensible. Tsuda expliquait que pour Maître Ueshiba, tous les humains sont des émanations d’un tout, et que tout est relié à un même centre. Plus l’individu se libère de son individualité propre, plus il se sent unit à la grande famille de l’univers.

Pour comprendre et ressentir la fusion qui doit s’établir dans la pratique, Monsieur Tsuda nous disait que le meilleur partenaire pour pratiquer l’aïkido et faire l’expérience de la non-force, c’est un bébé nouveau-né.

La décontraction et la concentration :

« La décontraction n’est pas une simple absence de force physique dans l’aïkido, c’est une condition nécessaire pour permettre le passage du ki. Si, dans le langage commun, la décontraction s’associe à la relaxation… elle s’associe dans l’aïkido à la concentration, à l’image de quelqu’un qui se donne entièrement à la réalisation de l’acte visualisé »[20].

Dans cet état esprit, toutes les techniques sont des occasions pour assouplir le corps, et partant, l’esprit. Les techniques d’immobilisation vont permettre au deux partenaires d’expirer ensembles pour détendre les épaules, les coudes, les poignets, et assouplir le koshi. La vitesse et la brusquerie dans ces mouvements provoquant des dégâts par des contractions involontaires

Le place accordée à la respiration par Me Ueshiba prend tout son sens dans l’importance qu’il donnait à la première partie solitaire de la pratique, qu’il ne nommait pas, mais qui était pour lui la plus importante.

La 1ère partie de l’aïkido, une pratique solitaire :

Itsuo Tsuda intitulait, « pratique respiratoire de Maître Ueshiba » la première partie d’une séance d’aïkido. C’est une partie qui se pratique seul, et c’est sans doute dans cette  « pratique solitaire » qu’il s’approche le plus de l’enseignement du Maître.

“Pour moi (dit Tsuda) la plus importante, c’est le début. C’est ce que j’appelle la pratique respiratoire. Alors ça, je le fais tout seul. Je m’assois et je respire d’une façon aussi étendue que possible. C’est-à-dire sans avoir l’idée de moi, qui utilise mon poumon pour respirer. Je fais fusion avec l’univers, et ça c’est une sensation extrêmement agréable. Mais je n’y réussis pas toujours. Chaque fois il y a quelques mauvaises idées qui surgissent à la surface du conscient. Mais quand même, ça s’améliore, alors je crois que au bout de 3000 ans j’aurai quand même franchi quelques étapes.”

L’esprit de base de cette première partie est le dépouillement.  Maître Ueshiba présente le dépouillement comme une purification capable de conduire les humains vers le sens de leur mission terrestre.

Celui qui est amené à coordonner cette première partie unit, dans la respiration, la pratique solitaire de chacun. Il ne s’agit pas d’un enchaînement que tout le monde répète en suivant un guide mais véritablement d’une pratique individuelle qui s’active, se concentre et se potentialise en se coordonnant au groupe dans la respiration

Certaines conditions qui peuvent sembler extérieures préparent à ressentir progressivement la première partie plus intérieurement, ces conditions qui agissent  au niveau de la sensation sont très importantes. L’espace sacralisé du Dojo participe à certains aspects (le lâcher-prise) de la préparation psychologique de cette transformation. Dans ce lieu de pratique règne un espace-temps différent. La salutation faîte en entrant sacralise la personne et celle du départ la désacralise. Un Dojo n’est pas un simple local, c’est un lieu qui se charge peu à peu de la concentration des gens qui y pratiquent dans un même esprit. C’est pour cela qu’il est si important de se décharger de toutes pensées négatives et perturbatrices pour préserver la tranquillité du lieu.  L’heure ensuite, Maître Ueshiba avait l’habitude de pratiquer très tôt le matin (6h30) quand tout est encore calme, avant que l’esprit se polarise sur les activités du quotidien. Itsuo Tsuda a conservé ce rythme matinal qui aide à la concentration subconsciente. Pratiquer ainsi le matin contribue à mobiliser l’énergie pour vivre ensuite la journée mieux concentré.

« La première partie se compose de calme… » La méditationqui précède le Norito requière une posture souple et concentrée sur le hara et sur la respiration.  Ensuite « il y a le Norito. Le Norito, c’est une invocation shintoïste, que Maître Ueshiba faisait souvent. Le sens, c’est assez difficile à traduire, mais ça n’a aucune importance. Si les assistants sentent la vibration très naturelle, profonde, c’est ce qu’il y a. On n’a pas à chercher pourquoi ceci, pourquoi cela. C’est plutôt une vibration naturelle. Il ne s’agit pas d’une conversion à une foi, à une croyance d’un dieu quelconque. Si vous êtes en harmonie avec tout ce qui vous entoure, alors votre vibration devient naturelle.

Et puis «  on  passe à quelques formes que j’ai apprises de Maître Ueshiba, qui consistent à frapper les mains et faire la respiration sous diverses formes. Notamment, quand on inspire, on dit « Ka » intérieurement, et quand on expire, on dit « Mi » intérieurement. Mais Ka aussi  implique le mouvement d’ascension. On va vers le haut. Et quand on dit  MI intérieurement, c’est que tout le mouvement descend vers le bas. Et puis ce qui est curieux, c’est que le mot « Kami » veut dire « dieu » en japonais. Et à mesure que vous vous purifiez, le dieu se purifie aussi…le dieu se présentera de façon beaucoup plus pure. Si vous êtes superficiel ; vous faites Kami qui ne veut rien dire du tout. Alors chaque geste comme ça, on peut le prendre comme exercice physique, ou comme gymnastique, mais le sens profond c’est difficile à pénétrer ; à sentir.

Kami et la vibration de l’âme. Dans la pratique respiratoire, Maître Ueshiba mettait l’accent sur le mouvement de rame (Funakoji-undo) et la vibration de l’âme (Tame no hireburi). Le premier exercice est répété trois fois, entrecoupé de trois fois la vibration de l’âme. Néanmoins, il se pratique sur trois rythmes différents, trois vibrations et trois sons différents. Le premier son est Eï-Ho sur un rythme et un mouvement très lent, presque ralenti. Le second son est Eï-Sa. Sur un rythme et un  mouvement plus rapides. Maître Tsuda voyait dans ces trois rythmes le Jo-Ha-Kyu du théâtre No, une progression de trois rythmes qui correspondent à la vibration de la vie. Ainsi Jo signifie « introduction », c’est par exemple la lenteur nécessaire à  la graine pour pousser. Ha, « rupture », « changement », c’est le fruit qui apparaît et mûrit. Kyu, « rapide », le fruit tombe tout à coup de l’arbre.

« Dans le Tame no Hireburi, les mains sont placées croisées devant le Hara, et impriment une vibration, qui se transmet à travers les bras, à la colonne vertébrale puis tout le corps. Durant cet exercice, le pratiquant travaille exclusivement sur l’inspiration. Ces deux exercices sont issus du célèbre Kototama. Par la vibration et le travail de l’inspiration, le pratiquant fusionne avec l’espace qui l’entoure. La visualisation lui permet d’imaginer qu’à l’inspiration, il remplit soudain tout l’espace. Effectivement, nos craintes, appréhensions et angoisses limitent notre potentiel de respiration et tout particulièrement la phase d’inspiration. L’exercice de la vibration de l’âme permet de développer celle-ci, d’abord de façon mécanique. Puis, plus l’inspiration se développe, plus le potentiel de visualisation s’optimise également (visualisation=imagination créatrice) »

La première partie contient tout l’esprit de l’aïkido. Beaucoup de pratiquants qui ne peuvent venir au dojo régulièrement, font cette première partie solitaire quotidiennement. Elle offre une voie d’approfondissement intérieure illimitée.

Ensuite quand on a terminé cet exercice, on passe à l’aspect technique, mais toujours dans le même esprit. On ne le fait pas dans l’esprit du combat. Dans l’intention de détruire quelqu’un. On développe la sensibilité. Il y a une chose qu’on ne voit pas ailleurs : c’est la fusion. La fusion, c’est difficile à expliquer, mais comme c’est une sensation qu’on éprouve quand  on est en face de l’adversaire, comme on l’appelle d’ordinaire. Et bien on sent qu’on n’est plus deux personnes différentes. On a l’impression d’une seule. Alors c’est ce que Maître Ueshiba disait : «  quand il y a beaucoup de gens, ça n’a aucune importance, je les mets tous dans mon ventre » enfin, c’est facile à dire, mais ce que je fais ici c’est complètement différent de l’esprit occidental dans lequel on est sensé faire quelque chose dans un but précis. Il s’agit d’une évolution intérieure, donc il n’y a pas de changement brusque et spectaculaire. Alors c’est pour ça qu’on se rend compte du progrès après quelques temps. Par exemple, il y a deux ans, je ne faisais pas ceci, maintenant j’y arrive, etc. »

A la fin de la séance Monsieur Tsuda  incitait les pratiquants à essayer le Kiaï :

« Le Kiaï, c’est un cri si l’on veut, mais ce n’est pas le cri qui vient de la gorge, c’est le cri qui émane de tout l’être…qui éventuellement annule toute sensation perceptible de l’extérieur. Alors, à ce moment là, c’est un grand nettoyage de soi-même. Là aussi, on n’y arrive pas d’un seul coup, parce que quand on pousse ce Kiaï, ça vient de la gorge, partie très superficielle. Pour que ça pénètre en profondeur, il faut souvent 20 ans et plus. ».

Dans cette exercice il ne faut pas forcer le cri mais  comprimer l’inspiration dans le bas du ventre et le laisser s’échapper.

Conclusion :

La traduction en Français du Takemusu Aiki, resté jusqu’à ces dernières années très confidentiel, même au Japon, laisse à penser qu’une nouvelle compréhension de l’art de Maître Ueshiba  est en train d’advenir. Nouvelle compréhension que Itsuo Tsuda n’aurait pas manqué de saluer.

Cette communication, coordonnée par Anne Biadi-Imhof, s’est faîte avec la participation de l’Ecole de la Respiration et de plusieurs anciens élèves de Monsieur Tsuda.  

Anne BIADI-IMHOF

Ecole de la Respiration

28 rue des Petites Ecuries

75010 PARIS

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